La littérature contemporaine et les sciences sociales cheminent de plus en plus ensemble. Un nombre croissant d’écrivain.e.s – à l’instar du regretté Perec dont la reconnaissance posthume accrue répare une certaine injustice ou d’Annie Ernaux dont le prix Nobel vient saluer une œuvre de première force – se tiennent au plus près d’une sensibilité ethnographique et sociologique. Et des praticien.ne.s des sciences sociales usent plus spontanément d’une première personne assumée, dans des textes dont le statut hybride peut paraître indécidable – quelque part entre la littérature et les sciences sociales, donc. On a récemment loué les mérites du Triste tigre de Neige Sinno, livre témoignage extraordinaire de force, « faisant feu de tout bois » selon les mots de l’auteure (récit de soi, analyses sociales, critique littéraire, etc.), dont l’éthique de l’écriture impressionne. Bien d’autres noms viennent à l’esprit : Philippe Artières, François Bon, Emmanuel Carrère, Éric Chauvier, Marie Cosnay, Hélène Gaudy, Leslie Kaplan, Maylis de Kerangal, Jean Rolin, Olivia Rosenthal, Joy Sorman, Philippe Vasset – trop brève liste, à laquelle on pourrait ajouter notamment le nom d’Ivan Jablonka qui thématise dans l’introduction d’un récent recueil un « troisième continent » comme « littérature du réel » déjà examiné dans son essai au titre éloquent L’Histoire est une littérature contemporaine : « enquêtes, témoignages, portraits, biographies, autobiographies, documents, journaux intimes, carnets de voyage et autres blogs », auxquels il faut ajouter les non-fiction novels du new journalism et le lyric essay, et je dois en oublier.
Le grand roman du xixe siècle avait fourni une connaissance irremplaçable du monde social en profond bouleversement ; rappelons que le roman, du moins dans son histoire moderne, a toujours dû socialement se justifier en invoquant dans ses discours d’escorte un sérieux conquis contre son image originaire de frivolité. Il doit encore et toujours, sous des masques renouvelés, renégocier un équilibre entre prime de séduction et stratégie de légitimation (voir la réflexion de Bernard Pingaud à ce sujet). Cette connaissance, les sciences humaines et sociales l’ont ensuite partiellement prise en charge à partir de la fin du xixe siècle selon des procédures distinctes, obéissant à des réquisits méthodologiques qui se sont précisés tout au long du xxe siècle. La convergence actuelle de la littérature et des sciences sociales, adossée aux « écritures factuelles » et souvent nouée au motif de « l’enquête » (voir notamment les livres importants de Marie-Jeanne Zenetti, Factographies. L'enregistrement littéraire à l'époque contemporaine et de Laurent Demanze, Un nouvel âge de l’enquête), signale un nouveau chapitre de l’histoire complexe des relations entre les deux registres, où la circulation et l’hybridité des discours viennent concurrencer la complémentarité plus anciennement établie des démarches. Pierre Lassave, dans son essai Sciences sociales et littérature évoquait dès le début des années deux-mille un nouveau régime d’ « interférence », qui succéderait à ceux de la « concurrence » puis de la « complémentarité ».
On a beaucoup écrit sur le retour de la transitivité et de la réalité sociale dans la littérature contemporaine (jusqu’au récent essai de François Dosse sur les « vérités du roman »), contre une autonomie ou un autotélisme fantasmé par les avant-gardes (qui ont toujours eu, en réalité, non seulement des déterminations sociales mais aussi une portée sociologique y compris par leurs œuvres même formalistes) ; la force du « mythe de l’écriture » – terme d’« écriture » qui aura symboliquement et de manière révélatrice supplanté celui de « littérature » dans les années 1960 – est aujourd’hui amoindri, comme s’est dégonflé un certain pathos de l’impossible (voir l’ouvrage de Dominique Rabaté, La Passion de l’impossible. Une histoire du récit au XXe siècle). L’époque n’est plus à cette mystique de l’écriture qu’incarnaient Bataille, Blanchot et Klossowski, trinité qui avait tant fasciné le jeune Foucault, avant que celui-ci prenne quelques distances pour s’intéresser aux « pratiques discursives » (mais rien n’est simple, Bataille, l’auteur de L’Expérience intérieure, n’avait-il pas fondé le « Collège de sociologie », conception de la sociologie certes assez éloignée de l’acception habituelle du terme ?) ; elle n’est plus non plus, bien au contraire, à la méfiance à l’égard du référent. S’il y avait dialogue de la littérature avec les sciences humaines, celui-ci en passait par la Nouvelle critique férue de « sciences humaines » (plutôt que « sociales »), et par la grande vogue structuraliste qui en accentuait la pente à la fois théorisante et anti-référentielle. Une soixantaine d’années plus tard, après bien des péripéties, les marqueurs institutionnels et éditoriaux attestent d’un brouillage de la frontière entre littérature et document, et l’époque est à des montages discursifs complexes où littérature et sciences sociales, proches du « terrain » (voir l’impressionnant ouvrage de Mathilde Roussigné, Terrain et littérature. Nouvelles approches, à la fois synthèse et source de nouvelles perspectives en « ethnographie littéraire », consistant à « faire du terrain depuis la discipline littéraire »), peuvent parfois donner l’impression de circuler dans un espace commun, sans réelle solution de continuité. Ajoutons que depuis une vingtaine d’années, il y a une inflexion des études littéraires en direction d’usages plus pragmatistes et connectés aux enjeux critiques requis par le présent. Il y a de surcroît une récente actualité éditoriale, dans le champ d’expression française, des essais qui renouvellent le regard sur les rapports entre littérature et politique, par-delà les catégories anciennes (engagement sartrien, internalisation barthésienne de la responsabilité dans la forme).
Cette orientation d’une partie considérable de la littérature contemporaine et de son accompagnement par les études littéraires est décisive. Elle manifeste une évolution tant de la littérature que de l’époque, le champ littéraire n’ayant jamais été strictement autonome, depuis sa relative autonomisation au xixe siècle, et l’étant peut-être de moins en moins depuis quelques années. Elle a l’immense mérite de contribuer à casser les différences génériques artificielles, conventionnelles, qui limitent la liberté d’exploration des un.e.s et des autres. Mouvement stimulant de « reliaison disciplinaire », pour reprendre le syntagme de Laurent Demanze. « Non pas indistinction des champs, mais proximité et porosité », précise l’auteur. Et pour Guillaume Bridet, de tels échanges sont salutaires, en inquiétant les figures de « l’écrivain en majesté » et du « théoricien souverain ». La valeur de la « littérature du réel » dans sa diversité est aujourd’hui légitimée, et la « littérature d’investigation » proche d’un ethos sociologique ou ethnographique, déjà largement investie et reconnue comme catégorie critique. Comment ne pas se féliciter d’une telle évolution, de cette situation de « post-disciplinarité » évoquée par Ivan Jablonka ? De voir qu’après le négatif des avant-gardes, elle est susceptible de relancer de nouvelles dynamiques d’écriture en un sens exigeant (en écho à la réflexion de Johan Faerber dans Après la littérature) ?
Pour clarifier ces enjeux, il faudrait distinguer au moins trois grandes ordres de questions : celui de la capacité des sciences sociales à éclairer les institutions, les pratiques et les objets de la littérature dans leur diversité, sans dénier ce qu’ils peuvent éventuellement avoir de spécifique ; celui de l’épistémologie comparée des sciences sociales et de la littérature, avec pour enjeu sous-jacent, pour les études littéraires, le réglage de leur degré d’autonomie ou d’intégration aux sciences sociales. Ces deux problématiques renvoient à un dialogue déjà bien nourri depuis des décennies (sans même remonter jusqu’à Lanson), entre critique et pensée de la littérature si ce n’est théorie littéraire, et, sciences humaines et sociales, ensemble de problèmes, bousculé par ce qu’on a pu appeler « crise des humanités » en France et de montée en puissance des cultural studies en contexte anglo-saxon. A ces questions s’ajoute celle du rapport entre sciences sociales et écriture littéraire, autour de certaines valeurs, de certains gestes et objets qui peuvent être partiellement communs, comme celui du récit et de sa véracité dans les écritures factuelles. Autour de ces questions distinctes bien que corrélées (voir le récent ouvrage d’Annick Louis, Sans objet, qui démêle ces problèmes dans l’écheveau de leur complexité), les lignes bougent. Je n’ai ni les moyens ni l’espace de proposer ici une synthèse. J’esquisserai quelques considérations plus personnelles.
« Si l’écriture est ce qui advient quand quelque chose se fait dans le langage par un sujet et qui ne s’était jamais fait ainsi jusque-là, alors l’écriture participe de l’inconnu. C’est-à-dire du rythme. Elle commence là où s’arrête le savoir. » (Meschonnic, La rime et la vie). Ce bref extrait peut résonner de manière quelque peu péremptoire et utopiste, coupé des élaborations de son auteur sur la notion de « rythme » qu’il renouvelle, à laquelle il donne une extension inhabituelle comme « organisation du mouvement de la parole dans le langage », ou encore comme « continu corps-langage » toujours situé dans le monde social. Pour Meschonnic, poétique, éthique et politique s’en trouvent intimement liées. Indépendamment de cette pensée dans sa complexion propre, ces quelques mots nous fournissent une précieuse orientation.
La brève citation précédente n’invite évidemment pas à en revenir à une conception caricaturalement séparatiste de la littérature, en deçà de ce que j’ai brièvement rappelé de leur salutaire convergence actuelle (ce qui serait de plus un contresens, il me semble, quant à la perspective même de Meschonnic qu’on ne peut aborder pour elle-même), mais à marquer des points d’inflexion sans doute évidents, afin de mieux souligner en retour la richesse des échanges possibles.
Si les sciences sociales ont affaire à de l’inconnu, celui-ci me semble être le plus souvent localisé dans un champ de recherche, articulé à des objets. Ce faisant, leur motivation, production comme leur réception fonctionnent selon des modalités qui peuvent s’écarter du régime de la littérature. Quand je lis les travaux d’un.e sociologue, d’un.e ethnologue, d’un.e historien.ne, je cherche à enrichir ma connaissance et ma compréhension d’un certain aspect du monde historico-social. Si je peux en être profondément ébranlé, cela ne passera pas tout à fait par les mêmes voies de transformation de ma « forme de vie » que celles empruntées par l’œuvre littéraire. Les contraintes de l’écriture des sciences sociales relèvent d’un cadre généralement plus normé, pour des raisons certes institutionnelles, mais aussi et surtout en raison d’un ethos garant de sa valeur propre.
Que la recherche en sciences sociales requière l’effort réflexif du chercheur, qui tente ainsi de tenir compte des biais de son propre point de vue, ne change pas fondamentalement la donne. Au contraire, cette réflexivité a pour but d’accroître la valeur scientifique d’un tel travail, quitte à en modaliser la portée, à faire trembler le savoir trop bien assuré, trop dogmatique. L’usage de la première personne grammaticale y a donc souvent un statut épistémique précis. Que la verbalisation et la scription puissent y jouer un rôle cognitif et heuristique clé, que l’imagination méthodologique puisse y puiser des ressources dans la littérature, c’est indéniable. Mais l’écriture y reste au service d’une visée qui me semble, en définitive, la dépasser, quoique ce soit un point en débat complexe avec un ensemble de courants (en histoire bien entendu, mais qu’on pense aussi à la « sociologie narrative »). Il n’est donc pas question d’en revenir à un positivisme naïf, de négliger toute la réflexion épistémologique contemporaine qui bat en brèche une représentation simpliste du travail des sciences sociales, d’en minimiser la dimension pragmatiste et relationnelle, comme la recherche participative communautaire notamment, non plus d’oublier tout ce qui s’essaie dans le domaine de la recherche-création, mais de considérer l’activité des sciences sociales à l’aune de son objectif premier : se donner une image un peu moins fausse et fautive du monde social, quitte à y intervenir, avec pour bénéfice critique d’en défaire l’illusion de naturalité.
Quand je lis un texte qui ressortit à ce qu’on peut appeler écriture en un sens fort – au sens que Duras, par exemple, a pu donner à ce terme (dans un geste, certes aussi, de positionnement dans le champ) – outre des bénéfices spécifiquement épistémiques et cognitifs, je cherche sensiblement autre chose. A faire rencontre peut-être. Je nourris le souhait que ma « forme de vie » se trouvera modifiée par une « forme de langage » par des voies plus souterraines. Bien entendu, les formes de langage sont toujours en lien avec les formes de vie, mais on peut considérer une efficace spécifique du texte littéraire, par son degré plus élevé d’inscription du sujet dans le langage, d’intégration réciproque des « formes de vie » et des « formes de langage ». Autrement dit, si la lecture d’Annie Ernaux me touche, ce n’est pas seulement par ce qu’elle dit, mais c’est aussi par son dire. Bien entendu, ce qu’elle dit est tout entier pris dans son dire, lui est coextensif, mais ne s’y réduit pas. Le poème ne parle pas de. Son efficace est autre. Ce n’est pas simplement que les fonctions poétique et expressive supplantent la fonction référentielle, ce n’est pas tant le vieux problème de la forme et du fond (ni d’ailleurs du lyrisme) dont il est question que du dépassement d’un tel dualisme. Je peux bien entendu être bouleversé, enseigné, édifié par un témoignage de moindre envergure littéraire que celui d’Annie Ernaux, et même peut-être davantage au regard de la seule émotion, mais je le serai différemment. L’émotivité ainsi sollicitée laisse de côté une transformation plus secrète opérée par le langage.
Dès qu’il y a écriture en ce sens fort, pourvu qu’on accorde un crédit à cette qualification, il y a manière neuve de dire (à des degrés divers). Les sciences sociales ambitionnent certes de produire une connaissance nouvelle, mais se donnent le plus souvent dans des formes discursives qui autorisent une certaine marge de variation, sans que la portée gnoséologique en soit diminuée. Les sciences sociales visent à un certain degré de généralité, quand même elles en passent par l’examen d’objets singuliers. L’enjeu littéraire est sensiblement autre : le « général », mais à « la cime du particulier » selon la belle expression proustienne – Proust évidemment aussi lecteur de Tarde et sociologue à sa manière. Il n’y a pas de mathesis singularis en sciences sociales, à proprement parler. Il y a des cas. Le cas particulier ne l’est que par rapport à la généralité (certes ciblée) d’une hypothèse. S’il y a des variations permanentes dans la vie sociale, l’enjeu de sciences sociales est malgré tout d’y saisir des régularités, sans quoi elles en restent à la démarche idiographique, qui a certes sa valeur et ses réquisits propres. Évidemment, tout est ici question de nuances. Et même si l’histoire relève davantage d’un paradigme indiciaire que de critères plus poppériens, le récit d’un événement qui serait détaché de toute tentative de le rendre plus intelligible (au-delà de la modélisation inhérente à la mise en intrigue et à l’élaboration des actants du récit), tentative même fragile, même avertie de ses limites, ne relèverait peut-être pas d’une démarche historiographique à part entière, au sens moderne.
La brillante biographie sociologique de Kafka par Bernard Lahire me semble être problématique, par son ambition même de rendre intégralement compte de l’œuvre dans sa singularité – d’où sa présupposition (ontologique) d’un strict déterminisme social doublée de celle d’une possibilité (épistémique) de mettre au jour sans reste la boîte noire de l’écrivain, en reliant de manière relativement univoque les caractéristiques de sa problématique socio-existentielle et celles de l’œuvre. Sa réception contrastée a d’ailleurs été tout à fait symptomatique des tensions possibles entre sociologues de la littérature (réception fort élogieuse) et approches sociocritiques (pointant une insuffisante attention à la textualité).
On pourrait rétorquer à bon droit qu’il n’y a pas de science du singulier non plus dans les études littéraires. Le singulier au sens strict relève de la tautologie ou de la simple position d’existence. On pourrait diagnostiquer dans mon propos un penchant à ce que Florent Coste épingle lucidement comme la tendance au « singularisme » d’une certaine pensée de la littérature, cherchant à légitimer la veine « séparatiste » des études littéraires ; ce faisant, elles reflèteraient la représentation postromantique que la littérature se ferait (encore souvent) d’elle-même. Philosophiquement, je crois qu’il y a toutefois une distinction à maintenir entre l’individualisme, comme idéologie fantasmant une séparation apolitique des individus selon une anthropologie libérale naïve qui reconduit les formes de domination, et, ce que ce plusieurs penseurs, selon des modalités distinctes, ont élaboré comme relevant de processus d’individuation. Celle-ci, pour Bernard Stiegler, ne peut vraiment s’effectuer que dans des « milieux » dits « associés », c’est-à-dire dans des formes de vie émancipatrices. Individuation des formes de vie et individuation des formes de langage vont ensemble, à ceci près que le travail littéraire sur les formes de langage requiert un investissement libidinal spécifique.
Du travail relevant des sciences sociales, je suis en droit de discuter de la valeur de vérité et de la pertinence scientifique. Cette valeur est médiée par des choix théoriques (d’où une certaine dose de construction), car il s’agit en définitive d’une hypothèse sur la réalité sociale et son fonctionnement que le chercheur met à l’épreuve d’un protocole de recherche, quand même il serait assoupli par des modalités plus libres d’écriture. Pour une bonne part de la littérature dans son acception habituelle, une telle caractérisation n’aurait, on s’en doute bien, pas beaucoup de sens. Quelle est l’hypothèse portée par L’Innommable, voire par les Vies minuscules pourtant ancrées dans une réalité à dominante non fictive, ou même encore par Dora Bruder ? Pas d’hypothèse au sens strict, mais une problématisation immanente au langage, mais des effets puissants et non programmés. La situation de Dora Bruder est plus complexe, comme celle de bien d’autres œuvres relevant d’un espace intermédiaire, puisque Modiano y passe délibérément, à partir d’un même matériau documentaire historique, de la fiction romanesque à une enquête bien réelle, dont la portée éthique suppose véridicité et référentialité effectives ; mais je crois que c’est une œuvre littéraire importante, en ce qu’elle configure par le langage un rapport à la réalité qui ne pourrait pas en passer par une autre voie.
L’Education sentimentale est bien une mine d’informations sur la révolution de 1848, mais sa valeur littéraire n’est pas réductible à cet apport ; à cet égard, elle nourrit tant les traditions réalistes que formalistes. Et celle de Zola n’est pas entièrement réductible à son projet affiché, pourtant bien plus directement porté par une ambition d’élucidation des lois qui régissent la société, en dialogue avec les savoirs scientifiques de son temps, sans compter les stratégies de légitimation dans le champ qui varient selon les époques et les rapports de force disciplinaires. Si l’œuvre littéraire témoigne du monde social dans lequel l’écrivain.e écrit depuis une position spécifique – position dont il peut avoir pour projet de rendre compte en s’abreuvant aux sciences sociales – elle en témoigne par ce que cela fait au langage et ce que le langage parvient à en faire. A cet égard, les grands témoignages de portée historique ou politique, transitifs par définition et par exigence de véracité, portent toujours en eux une interrogation sur le langage, sur son pouvoir, sur ses limites, qu’elle soit implicite ou explicite. Il n’y a donc pas lieu d’opposer frontalement fictions et écritures du réel, même si les pactes de lecture diffèrent et que cette différence doit être maintenue pour des raisons éthiques évidentes. Pas question, donc, de conférer de privilège ontologique indu à la fiction ; pas question non plus que soit confondue la fiction au sens de référence feinte avec l’usage psychanalytique (lacanien) du terme (glissement qui, poussé trop loin, entraîne des conséquences fâcheuses).
Ce que j’attends, ce que je cherche, quand je découvre une œuvre littéraire, c’est d’abord une voix (et je reconnais volontiers que c’est l’expression d’un certain rapport à la littérature, appelant une « poétique » particulière, voir le travail de Dominique Rabaté). Cette voix qui n’est pas la voix phonatoire mais la voix énonciative écrite, elle peut me parler dès les premières lignes. Émotion de l’incipit. Cette voix se déploie depuis l’insu de la vie d’un sujet qui a décidé d’écrire (plutôt que pas). Toute l’œuvre s’annonce dans les premiers mots que pose cette voix. Rien de tel en dehors de l’écriture au sens fort. Ce que le sujet qui écrit croit trop bien savoir, il doit en quelque sorte l’oublier pour que paradoxalement rien ne se perde du plus décisif, mais que tout passe dans et par l’écriture, dans et par le désir pris dans le langage – désir qui n’est pas réductible au « principe de plaisir », qui doit souvent composer, là même précisément où il y a du désir, avec symptômes et traumas. D’où l’importance littéraire du silence. Qui n’est pas nécessairement soumis au « désastre » blanchotien, mais qui n’en implique pas moins, à l’instar de Modiano, un « art de se taire » aux prises avec les béances de l’histoire. Tel n’est pas tout à fait l’enjeu du chercheur en sciences sociales. On n’écrit pas ici et là depuis le même lieu psychique. On n’y fait pas exactement la même chose avec le langage. Une certaine écriture s’écrit pour savoir pourquoi écrire, depuis une irréductible tache aveugle. Elle performe la tension entre le su et l’insu. Cette tension traverse le sujet. Le chercheur.e en sciences sociales accomplit autre chose, il me semble. Son ignorance n’a pas le même statut. Elle ne produit pas les mêmes effets. Ce qu’il ou elle cherche, c’est à combler cette ignorance quant à un secteur délimité de la réalité. Alors qu’on pourrait dire que pour l’écrivain.e, l’insu de l’écriture est son organe-obstacle, sa condition de possibilité et (conjointement) d’impossibilité. Elle le sollicite depuis la totalité obscure de son être, au plus intime de son sentiment d’exister et de sa capacité à signifier. Dans le sentiment, sans doute illusoire mais déterminant dans la modernité, de se tenir « seul face à la totalité de l’être, sans béquilles », comme le dit magnifiquement Pierre Michon, d’où aussi un fréquent sentiment d’imposture. A cet égard, « solitude essentielle » de l’œuvre, malgré tout.
Comment interpréter et préciser ce que je viens de dire ? Voici deux schèmes rapidement esquissés, qui le déclinent différemment. D’un côté, l’écriture la plus « inspirée » est parfois la plus impressionnante, la plus à la pointe de la force effractive voire révolutionnaire du langage, mais pas toujours la plus lucide selon les critères du recul scientifique, car c’est aussi souvent la plus corporelle, la plus pulsionnelle. Le corps de la langue y agit sur le corps du lectorat. Ce que l’écrivain.e gagne en investissement libidinal dans l’écriture, il ou elle ne peut pas toujours le mobiliser cognitivement, notamment dans le cas des écritures du trauma où le symptôme est plus agi dans le langage (fût-ce avec une réelle force poétique) qu’il n’est véritablement sublimé ; la force poétique de l’écriture doit être aménagée par les sciences sociales à travers des outils qui lui sont extérieurs, pour être comme traduite dans une connaissance du monde social. En prenant l’écriture en un sens toujours aussi exigeant, mais par un bord légèrement décalé, on peut dire que ce que l’écrivain.e croit savoir, et qui correspond à la strate la plus superficielle de ses représentations, il ou elle doit en quelque sorte s’en défaire, non pas seulement pour la confronter au réel à nouveaux frais, pour en faire l’épreuve (combien d’ecrivain.e.s dont la richesse de l’œuvre nous paraît sans commune mesure avec la pauvreté apparente de leur expérience, au sens extensif du terme), mais pour que remonte dans et par le langage ce qu’il y a de plus intime et étranger, une certaine vérité de son expérience de vie, de son histoire, de son rapport au monde, ou du moins – si l’on considère comme douteuse cette idée de vérité intérieure –, afin qu’il ou elle puisse se mettre à l’écoute d’un réel qui excède les catégories perceptives et langagières qui ont cours. Tout dépend donc de la manière dont le scripteur parvient à se ressaisir de ce qui l’a dessaisi, des modalités de reliaison d’une déliaison voire d’une effraction du réel à l’origine de l’écriture. Deux images de l’écriture se dessinent dans ces trop massifs idéaux-types. Rappelons qu’il y a des œuvres auxquelles l’écrivain.e survit, et d’autres pas.
C’est plutôt en suivant le second de ces schèmes, parmi d’autres « interférences » possibles, qu’une proximité avec une certaine pratique de l’anthropologie sociale est particulièrement aiguë, où l’anthropologie, le poème et le récit, sans se confondre, ont partie liée, dans l’attention au plus tenu, à l’inaperçu parce que trop proche ou occulté. C’est en acceptant d’être déstabilisé par l’étrangeté du réel qu’un accès à sa propre part d’ « extimité » peut être frayée et qu’un réagencement cognitif et épistémique peut également intervenir, à la faveur de « l’inquiétante étrangeté » freudienne et de l’« l’impression de familiarité rompue » qu’évoque notamment Éric Chauvier, en lien avec sa conception de l’anthropologie. Dans cet enjeu de reconfiguration attentionnelle et discursive, où la granularité est la plus fine, comment de ne pas reconnaître une cause commune à celle d’une partie de la pratique d'écriture généralement qualifiée de littéraire ? Peut-on, doit-on ou pas les distribuer d’un bord et de l’autre d’une frontière ténue ?
Au terme de ce parcours déjà long mais nécessairement allusif, j’en suis revenu à la conviction de cette grande porosité que j’avais d’abord mise à distance pour mieux la cerner ; j’ai en la matière, en réalité, bien plus de questions que de réponses. Sensible à ce qui s’est joué d’une certaine idée de l’écriture dans les années soixante (qui rejouait elle-même, couplée aux influences de l’heure, le « mythe de l’écriture » du romantisme et de la modernité), mais aussi modeste praticien des sciences sociales, j’ai été poussé par leurs modalités renouvelées de convergence à me poser à nouveaux frais – d’abord pour moi-même – la question de leurs rapports, à mieux considérer ensemble ceci de tout simple que l’œuvre « relève à la fois de l’art et du discours » (selon l’expression de Dominique Viart, dans son éclairante introduction à l’ouvrage collectif Littérature et sociologie). Bénéfices d’une stimulation réciproque de l’écriture littéraire et de celle des sciences sociales dans des dispositifs à renouveler, aménagement d’espaces de dialogue voire de braconnage plutôt qu’indistinction tendancielle, telle serait la prudente conclusion, comme en suspens, qui me vient aujourd’hui.
Dernier livre paru :
Alexis Weinberg, Le Détour, Gallimard, mars 2021, 160 pages, 17€